Tout petit deja...

Comme beaucoup d’enfants et encore quelques adultes, j’ai énormément joué avec mes trains électriques. C’était déjà un plaisir à part entière d’assembler les rails entre eux pour construire le circuit.
Plus il pouvait être compliqué et sinueux, mieux il était.
Des livres empilés faisaient office de tunnel, le pied du lit, un obstacle naturel et de savants assemblages de mikados tenaient lieu de passages à niveaux qui fort heureusement sauvèrent de la casse plus d’une Majorette.

Il existe, comme pour tout le reste, différentes qualités dans les trains électriques.
On trouve très facilement le bas de gamme. Les wagons sont généralement constitués d’une vulgaire coque en mauvais plastique avec quelques autocollants criards. En regardant de plus près on peut y voir un semblant de siège à l’intérieur. Il n’y a pas de fenêtre dans ce type de train. Le tout est posé à même l’essieu, sans amortisseur et les roues sont en plastique.
Ensuite il y a le milieu de gamme, qui vous propose des jouets de meilleure qualité. Les décalcomanies sont plus fidèles à la réalité, les sièges semblent plus confortables, on a un début d’amortisseurs et les roues sont en métal.
Puis, le chouchou des modélistes : le haut de gamme. Il est construit dans des matériaux de qualité reconstituant fidèlement un intérieur cosy et un système d’amortisseurs posant le wagon sur des roulements à bille. La classe.

Moi qui n’ai quasiment fréquenté que le TGV, je reste également fasciné par les scènes de films plus ou moins anciens où l’on voit le héros partir à contre cœur (non ce n’est pas en Vendée), à contre cœur donc, accoudé à la fenêtre du train qui s’éloigne doucement, sa dulcinée au bord des larmes qui marche puis court à côté du train jusqu’au bout du quai. Là, son dernier geste pour son tendre, dont elle ignore la date de retour, est d’agiter son mouchoir blanc en guise d’adieu avant de plonger son visage dedans, les yeux pleins de chagrin.
On retrouve ensuite le héros s’affaissant tristement dans son siège, le regard vers le lointain.

Nous sommes d’accord, c’est une forme de romantisme suranné de midinette mais c’est le type de scène qu’on ne peut plus voir ou jouer aujourd’hui en France.
Avec le TGV, notre héros monte dans le train gare de Lyon pour aller chercher du travail à Marseille. Une fois dedans il disparait derrière les vitres fumées, la porte se ferme automatiquement dans un pschitt pneumatique.
Et pour que l’héroïne puisse suivre le train qui démarre le long du quai, je ne vois que Marie-José Perec.

Finalement, grâce à nos voyages à travers le monde il m’est parfois possible de ressentir à nouveau cette ambiance d’après-guerre ou de me sentir au milieu d’une scène de film.
Au regard des trains empruntés, le terme d’après-guerre n’est pas exagéré.

Nous avons quitté Multan au Pakistan pour rejoindre Quetta, zone tribale proche de l’Afghanistan, en train.

Nos hôtes nous avaient garanti un compartiment couchette alors que la veille la guichetière nous affirmait qu’il n’y en avait plus de libre.
Qu’à cela ne tienne, l’Oncle, habitué à voyager dans le pays nous arrangera cela sur le quai avec le chef de train. Cent pour cent de chances qui disait.
Bien. Rendez-vous pris sur le quai de la gare à 21h00, départ prévu 21h30.
Toute la petite famille qui nous hébergeait, l’Oncle et nous même sommes sur le quai à l’heure dite.
L’Oncle, sûr de lui, a tout de même la pression de la famille car selon eux le trajet est périlleux. D’ailleurs ils ne le feraient pas pour eux-mêmes. Ils nous ont tellement mis en garde que nous souhaitons vivement avoir un compartiment fermé à l’abri des regards.
L’Oncle, commence par négocier avec un coolie. Nous nous étonnons, fort justement d’ailleurs, qu’un porteur puisse avoir quelque influence sur le nombre de couchettes libres dans un train qui est préalablement plein. L’Oncle semble savoir ce qu’il fait et nous l’observons avec attention. Après discussion, le porteur ne peut rien faire. Tiens ?
Puis le train arrive en gare et c’est la négociation avec le chef de train qui s’engage et se termine aussitôt. Les cabines couchettes sont pleines et le restent.
A défaut nous voyagerons donc sur les banquettes de la classe éco.

Les wagons sont marron-kaki avec des barreaux aux fenêtres, à travers lesquelles il est difficile de voir quoi que ce soit.

L’Oncle tient à nous montrer les places minables où nous échouons suite à son excès de confiance.
Dans l’urgence, suivant l’Oncle et le mouvement de foule nous montons dans le poulailler. Il y fait déjà trop chaud ; quelques ampoules à filament distillent péniblement une faible lumière jaune et c’est la cohue autour de nous et de nos gros sacs larges comme le couloir.
Tout le monde veut entrer et sortir en même temps. Vite, vite, vite. Le train peut repartir d’un instant à l’autre. Enfin c’est-ce qu’on imagine.
Nous nous frayons péniblement un chemin dans la semi-obscurité et la foule autour de nous. Comment font-ils pour être autant chargés ? Ils ont décidé de tous déménager en même temps, volailles comprises ?

« Voilà votre banquette, nous dit l’Oncle.
- Ha…
- Vous serez très bien ici, pas plus de trois côte à côte.
- Ha…Et cette porte en face de nous, c’est les toilettes, c’est ca ?
- Oui
- Ha…Tiens, elle ne ferme plus la porte.
- Ca arrive.
- Ha…Et combien de temps on met pour arriver à Quetta ?
- En général 17 heures.
- Ha… »

Nous posons alors nos fesses sur la mini banquette vert kaki face aux chiottes. Ils aiment bien le kaki dans le coin. L’Oncle descend.
Nous prenons alors le temps de regarder autour de nous à quoi ressemble ce wagon. L’intérieur est tout en contre-plaqué brut et les sièges sont en skaï au logo de la compagnie nationale.
Quelque part nous avons de la chance. Nous avons une banquette étroite, c’est un fait ; près des gogues, c’en est un autre ; mais nous pouvons tout de même nous allonger (enfin presque).
Les autres sièges sont des petits carrés superficiellement rembourrés, aux pieds peints en vert amande écaillé. Ils sont tout droit sortis d’un internat des années 50 du genre Les Disparus de Saint-Agile ou Les Choristes.
Autour de nous les barbes ont mystérieusement poussées et je ne vois plus le visage des femmes.
Nos hôtes nous ont tellement mis en garde pour notre sécurité que la pression monte d’un cran.
L’agitation générale se calme et nous attendons le départ. Nous attendons. Encore.

Quarante minutes plus tard le train se met en branle et la porte des toilettes commence à claquer.
Le Quetta express prend de la vitesse. Peu. Très peu. Moins, on serait encore à Multan.
Malgré sa faible vitesse nous sommes fortement secoués.
« - Ha tiens, nous sommes sur l’essieu.
Ha tiens, ils ont oublié les amortisseurs.
Ha tiens ça sent déjà.
Ariane ?
- Oui
- Combien d’heures de trajet déjà ?
- 17.
- … »

Bon, c’est parti alors. Nous allons vers une région tribale fortement déconseillée dans un train bringuebalant à travers le désert du Baloutchistan.

« - Ariane ?
- Oui ?
- Le train, son nom, c’est bien le Quetta Express ?
- Oui
- Ha, quand est-ce qu’il se met en mode express d’après toi ?
- Nous y sommes.
- Ha. »

La porte des WC claque toujours.

En dépit de ma barbe naissante et du foulard d’Ariane, nos deux visages pâles intriguent l’ensemble du wagon. Un téméraire parlant anglais vient à la pêche aux infos.
« - Vous venez d’où ?
- (sur les conseils de nos hôtes) Jordanie.
- Vous êtes musulmans ?
- (toujours sur les conseils de nos hôtes) Oui.
- Vous allez où ?
- Ben Quetta puisqu’on est dans le Quetta Express.
- Pourquoi ?
- Voir de la famille. »

Il semble satisfait. Fait un résumé rapide de sa conversation avec nous. Les regards se détournent quelque peu.
La porte des toilettes claque toujours.
Nous sommes secoués. Il fait chaud. Les fenêtres sont ouvertes. L’air tiède entre en trombe, la poussière aussi. Elle craque sous nos dents.

« -Ariane ?
- Oui ?
- Ca fait combien de temps qu’on est parti ?
- 20 heures.
- Ha, on est en retard alors.
- Perspicace.
- Ben ouais. »

Le train fait un arrêt et un régiment entier monte à bord. Ils vont sécuriser le convoi sur une partie du trajet. Notre présence les intrigue.
Quelques heures plus tard, nouvel arrêt. Ils descendent.
C’est maintenant la police qui passe dans tous les wagons pour faire baisser les volets intérieurs de sorte que le train ne soit par trop visible de nuit.

C’est finalement vingt six heures après avoir quitté Multan que nous arrivons à destination. Epuisés, sales, couverts de poussière, mais ravis d’avoir emprunté un train de mon enfance ; celui avec les roues en plastique.

Le premier pied posé sur le quai une question m’assaille.
« - Ariane ?
- Oui ?
- On prend quoi comme train pour le prochain circuit ? »