J’aimais bien les trains. Et j’avais bien raison.
« Salou…. »
Cette fois ça commence dans le hall de la gare de Tabriz.
Au nord ouest du pays se trouve cette ville dans les montagnes. Il y fait froid. Malgré tout nous sommes contents d’être là car Nicolas Bouvier y a séjourné par la force des choses et à longuement décrit la ville dans son livre L‘usage du monde.
La modernisation est passée par là et il est difficile aujourd’hui de reconnaitre la cité décrite dans les années 1950.
Nous souhaitons rapidement quitter cette ville sans âme et trouvons finalement une place dans le trans-asya express. Nous sommes en joie car nous souhaitions réserver un billet pour ce train qui ne passe qu’une fois par semaine lorsque nous étions à Shiraz, mais il était complet.
Quelques jours plus tard nous avons finalement la chance de trouver deux places pour un départ le lendemain matin.
Et nous voici à nouveau dans un hall de gare à attendre le départ.
« Salouhou. »
Trois jours et trois nuits de train jusqu’à Istanbul.
« Salouhou »
Nous nous retournons et tombons nez à nez avec un petit joufflu, sourire jusqu’aux oreilles et thermos à la main. Il nous a entendu parler et nous gratifie d’un « Salut » à sa sauce. Seul mot de français qu’il connaisse. Très amicalement il nous propose une tasse de thé en attendant l’arrivée du train. Nous acceptons avec plaisir, sans savoir ce qui nous attendait.
Soucieux d’améliorer son vocabulaire il tente désespérément de produire le son U de salut. Mais cela donne systématiquement Salou. Et le voilà parti dans des séries interminables de salou, salou, salou pour trouver la bonne prononciation. Son ami arrive dans le hall de la gare et il l’accueille d’un tonitruant Salou !
Son compère, grand, sec, visage allongé, ne comprenant pas il lui explique ce que signifie ce mot. C’est alors qu’ils partent à nouveau tous deux dans de nouvelles séries de Salouhou. Déjà les deux compères commencent à être lourds. Le problème c’est qu’ils sont extrêmement amicaux et serviables. Mais leur façon de répéter sans cesse le même mot, mal en plus, à le don de nous taper sur les nerfs. Ils sont montés en boucle.
Enfin le train arrive. Nos bagages sont enregistrés comme à l’aéroport et sont consignés dans un seul wagon jusqu’à Istanbul.
Le contrôleur nous indique nos places. Nous arrivons dans le compartiment qui nous est destiné. A peine la porte ouverte un Salouhou général nous accueille. Non pas encore eux….Et c’est reparti. Le grand a oublié le mot qu’il vient de répéter deux cents fois en vingt minutes. Nous lui répétons à nouveau. Grave erreur. Nouvelle série de cent.
-salouhou
-non, salut U comme turlututu
-touloutoutou ?
-Non rien à voir.
-Salou
-U
Salouhu
-…
Quelques instants plus tard le contrôleur vient chercher Ariane et moi pour nous mener à un autre compartiment. Celui d’à côté. Nos compères sont déçus. Nous, soulagés de ne plus avoir à supporter sur les trois prochains jours leurs tristes tentatives de prononcer un mot français.
Nous sommes quatre dans des cabines spacieuses et confortables. Nous partageons notre compartiment avec un couple d’une cinquantaine d’années qui ne parle pas un mot de français ou d’anglais mais la communication s’instaure immédiatement via des échanges de fruits secs et de thé. Nous allons être bien ici.
Je regarde le quai sur ma droite, nous allons démarrer. Je jette un coup d’œil dans le couloir sur ma droite, et je retrouve mon petit joufflu accoudé à la fenêtre guettant le moment où nous nous intéresserons à lui. Il me lance encore un salouhou accompagné d’un petit geste de la main. Sourire poli de ma part puis je me plonge dans une lecture quelconque.
Le train est confortable et propre bien qu’un peu vieillot. Les iraniens attendent impatiemment d’être un Turquie. Ils nous disent qu’on verra, le train en Turquie, il est encore mieux qu’ici. Bien.
Il y a six ou sept wagons dont un restaurant. Mais un vrai wagon restaurant. Avec des tables, des nappes blanches, un petit bouquet sur la table, un menu etc. Les wagons sont divisés en compartiments de quatre personnes.
Sur les premiers kilomètres l’atmosphère est confinée. Les gens se découvrent. Quelques conversations s’engagent dans le couloir entre les fumeurs. Nous entendons encore notre duo de choc s’entrainer à nous saluer dans le compartiment d’à côté. Le train est calme.
Nous traversons les montagnes de l’Iran et découvrons des paysages spectaculaires. Puis le contrôleur vient nous chercher pour le passage en douane.
Les iraniens se sont bien organisés. Il y a dans le train deux douaniers qui se sont installés dans le wagon restaurant. Ils vérifient et tamponnent tous le passeports des passagers sans que le train n’ait à s’arrêter.
Il n’en est pas de même du côté turc. Plus tard dans la nuit et dans le froid nous devons tous descendre du train pour valider nos passeports. Tout un train dans une petit salle et deux douaniers. Un pour les hommes, un pour les femmes. Nous ne sommes plus en Iran et pas encore tout à fait en Turquie mais les voiles des femmes tombent. Ariane fut la première à ôter son voile et fut rapidement suivie par quelques jeunes filles.
C’est aussi l’occasion pour tous d’observer qui sont les autres passagers et d’échanger quelques mots.
Tout le monde à bord du train, direction les couchettes avant de prendre le ferry. La ligne de train Téhéran-Istanbul passe par Van, en Turquie, et son lac. Arrivé au lac, tout le monde quitte le train iranien pour investir le ferry qui emporte dans ses entrailles le wagons de bagages.
Cinq heures de traversée et un réveil magique. Il faisait froid ce matin là et il avait beaucoup neigé. Nous assistons émerveillés et frigorifiés au lever de soleil à travers les montagnes enneigées au beau milieu du lac de Van. Ariane et moi sommes d’accord sur les levés de soleils. Ils sont bien plus jolis que les couchers. Qu’est-ce qu’un coucher de soleil si ce n’est la signification de la fin ? Le lever de soleil, lui, est le symbole même du début, du commencement. Les levers de soleils sont pour les optimistes.
Nous contemplons béatement ce lever de soleil en amoureux fatigués pour avoir peu dormi lorsque notre petit joufflu nous retombe dessus, s’annonçant au loin de son pathétique salouhou.
Sur l’autre rive nous prendrons un train turc. C’est la déception parmi les passagers. Le train turc n’est pas aussi bien que tous l’avaient espérés. Il est même un poil moins confortable que le train iranien.
Mais il a quelque chose que le train iranien n’a pas. Quelque chose que les iraniens même n’ont pas.
De l’alcool.
Le wagon restaurant turc propose de la bière, du raki, de la vodka et quelques autres alcools. 9h du matin, tout le monde boit. Hommes et femmes.
Les femmes ont perdu pour la plupart leur voile. Les quelques unes qui l’avaient conservé sur le ferry l’ont maintenant bien plié au fond des valises.
Nous débarquons là-dedans un peu surpris. On nous invite à boire. Au début nous sommes réticents, il est neuf du mat’ quoi.
Puis l’ambiance est tellement bonne que nous ne pouvons refuser. Les gens rient et s’amusent dans le wagon. Ca chante et joue au carte en fumant des cigarettes. Des enfants courent de table en table et tentent de comprendre les jeux de cartes des grands. Des groupes se forment autour d’une bouteille de vodka ou de raki ; causent fort et rient. Nous apprenons qu’un musicien connu et son groupe sont dans le train et et qu’ils feront peut-être un bœuf pour le nouvel an iranien. Car en cette période de l’année c’est le nouvel an pour l’Iran qui entre en l’année 1388.
Les journées se passent ainsi. Tous ensemble dans le wagon restaurant à échanger des noix de cajou, pistaches et noisettes autour d’un verre.
C’est l’occasion de rencontrer des gens intéressants. Nous passons du temps avec Maya, jeune militante féministe. Elle nous apprend que c’est risqué pour elle de militer et de dénoncer les injustices faites au femmes. Le voile est la partie émergée de l’iceberg de la condition féminine.
Le soir venu Ibrahim, le musicien nous invite dans son compartiment et nous gratifie d’un concert privé qui ne manque pas d’attirer la moitié du train dans le couloir pour en profiter aussi.
A l’aube du troisième jour de trajet le train entier nous connait. Nous sommes les seuls occidentaux du train et les iraniens toujours très chaleureux ne manquent pas de venir échanger quelques mots avec nous. Ils nous informent qu’une fête pour le nouvel an aura lieu dans le fameux wagon restaurant.
A l’heure dite nous nous présentons dans le wagon bondé. L’ambiance est excellente et quelques hommes commencent à chanter et à danser. Puis tous les participants se mettent à scander Ibrahim, Ibrahim, Ibrahim !
Ne se faisant pas prier, Ibrahim revient quelques instants plus tard avec son violon et un musicien avec son tambourin. Il s’installent au milieu des passagers et entament un concert endiablé qui pousse les hommes et les femmes à danser dans le passage. Tout le monde rit et applaudit. Un vent de liberté et de joie de vivre souffle sur notre train.
La journée passe en un éclair et Istanbul n’est plus très loin. Le voyage touche à sa fin. Les échanges d’adresses mails se font dans tous les sens et une pointe de nostalgie se fait déjà sentir. Tout le monde est à la fois content d’arriver mais déjà nostalgique d’une atmosphère éphémère liée à ces moments uniques que seuls peuvent offrir les trains longues distances.